بسم الله الرحمن الرحيم
Scène 2 - L'Héritage
Maître Armand était un notaire de province retraité, qui avait l'habitude de se réunir avec d'anciens confrères juristes – avocats et notaires – à l'occasion de dîners au cours desquels ils se remémoraient, non sans nostalgie, leurs carrières bien remplies.
Mais ce soir là, Armand devait raconter une histoire qui romprait avec les anecdotes cocasses des études notariales, et autres brèves de Palais mettant en scène cocus vindicatifs et voleurs maladroits.
L'histoire lamentable d'un gâchis familial.
D'ailleurs, dès qu'il prit la parole, la gravité du ton qui empesait sa voix d'habitude pleine de bonhomie fit instantanément taire l'assistance, jusque là enjouée par les grands crus qui circulaient et les effluves de havanes – car ces dîners étaient avant tout des assemblées de bons vivants dans la plus pure tradition gauloise, et prétextes à libations rabelaisiennes :
« J'eus à régler il y a quelques années de cela une succession recouvrant une histoire familiale assez particulière :
« Un vieil artiste peintre, à moitié ermite, qui vivait quasiment retranché dans son atelier au milieu des toiles et n'en sortait presque jamais, avait déposé en mon étude un testament que j'eus à exécuter assez rapidement – car peu de temps après notre rencontre à l'hôpital en soins intensifs (il souffrait d'un cancer des poumons en phase terminale) il vint à s'éteindre.
« Je m'enquis donc de ses enfants qui héritaient et, après les avoir retrouvés et dûment convoqués, je les reçus afin de leur lire le testament.
« Il s'agissait de trois quadras – un homme et deux femmes pas franchement avenants, et manifestement peu affectés par les circonstances douloureuses qui m'amenaient à les réunir.
« Ils m'écoutèrent sans ciller, les mines vaguement agacées, leur exposer ce qui devait constituer leur héritage – et à l'issue de ma lecture l'agacement se transforma chez certains en colère, voire en hystérie.
« Car là était la particularité de cet héritage : le vieux peintre léguait à ses trois enfants près de 400 œuvres picturales – huiles sur toile, aquarelles, lithographies, dessins... – qui étaient le fruit de quarante années d'une production presque ininterrompue.
« Et comme l'artiste n'avait quasiment jamais vendu de son vivant, et donc n'avait pas de cote sur le marché de l'art, l'évaluation de son œuvre était dérisoire, proche de zéro – et dans tous les cas se révélait insuffisante à couvrir les frais de succession.
« La sœur aînée, glaciale, tout en colère rentrée, qui laissait entrevoir la mégère domestique qu'elle devait être, lança : "Si c'est une blague, cher Maître, elle est de très mauvais goût ! M'auriez-vous fait parcourir près de mille kilomètres pour quelques croûtes bonnes à brûler ?"
« La cadette de surenchérir, plus expressive dans sa colère : "Ce vieux salaud ne s'est jamais occupé de nous, ne nous a jamais rien donné de son vivant, et aujourd'hui il nous refourgue ses barbouillages moisis ? Mais qu'allons-nous bien pouvoir faire de toute cette merde ? Nous n'avons même pas de quoi la stocker !..."
« Le frère du milieu, plus posé et modéré, se montra plus courtois mais non moins intraitable : "Maître, mettez-vous deux secondes à notre place : notre père nous a abandonnés il y a quarante ans sans plus jamais donner signe de vie ; notre mère nous a élevés seule pendant qu'il peignait ses croûtes, travaillant dur pour subvenir à nos besoins et payer nos études ; il ne connaît même pas ses petits enfants qu'il n'a même jamais cherché à rencontrer !"
« J'essayai bien de placer quelques objections, sur la base de ce que je savais de cette histoire, mais je me heurtais systématiquement à un mur – car manifestement ces enfants adultes étaient aveuglés par la rancune et ne laissaient place à aucune mansuétude ou indulgence ; et de toutes façons mon rôle n'était pas de panser les plaies du passé et de réconcilier ces gens avec leur défunt père, mais de régler le plus professionnellement possible cette succession difficile ; et la déontologie et l'étique – m'imposant recul et distance – m'interdisaient de prendre parti et de plaider la cause du vieux peintre auprès de ses intraitables héritiers.
« Et puis manifestement ils n'étaient pas enclins à la moindre écoute, totalement fermés et repliés sur leur position ; l'affaire tourna donc court : ils refusèrent purement et simplement l'héritage, qu'ils considéraient comme un affront, et le lot complet revint au légataire subsidiaire, marchand d'art de son état, qui se trouvait par ailleurs être le meilleur ami de leur père. »
Maître Armand baissa un moment les yeux, le regard perdu dans son assiette vide ; l'assemblée elle-même demeurait silencieuse, respectant son émotion manifeste et pressentant qu'il n'en avait pas fini avec cette histoire, et qu'il lui restait à soulager son cœur d'homme et de père qui battait sous la carapace de l'homme de loi assermenté.
Alors il reprit :
« Mais maintenant que tout cela est réglé et que je suis détaché de mon devoir de réserve, je peux faire part de mon sentiment personnel, et de la tristesse qui est la mienne...
« Comme je l'ai dit plus haut, je rencontrai le vieux peintre à l'hôpital, quelques jours avant son décès ; je fus introduit auprès de lui, afin de recueillir ses dernières volontés et de les coucher sur son testament, par son ami marchand d'art qui se trouvait également être mon ami – car je suis aussi amateur d'art à mes heures, et je ne dédaigne pas, parfois, d'investir dans une belle toile, comme certains d'entre vous le savent.
« L'homme parla peu et nous allâmes droit au but, car il était extrêmement fatigué ; mais comme je nourrissais de légitimes interrogations face à ce bien singulier testament (un homme ne léguait que des toiles à ses enfants qu'il n'avait pas vus depuis quarante ans), j'invitai l'ami marchand d'art à venir prendre un verre, avec l'intention non avouée de le faire parler. Ce qu'il fit sans difficulté car lui-même avait besoin de vider son sac.
« Il connaissait depuis toujours le vieux peintre, qui était un ami d'enfance ; il avait été le témoin privilégié de son mariage, de la naissance de ses enfants – mais aussi de son divorce et de ses tristes conséquences :
« Peu de temps avant son divorce, le jeune peintre qu'il était à l'époque commençait à percer sur le marché de l'art et à se faire un nom, disposant déjà d'une petite clientèle d'amateurs éclairés – mais encore bien marginale et loin d'être suffisante pour assurer à la famille des revenus réguliers et pérennes.
« Et cette vie de bohème, faite d'insécurité financière, n'était pas du goût de son épouse qui aspirait davantage à une vie bourgeoise sûre et rangée ; aussi avait-elle commencé à mener une double vie avec l'assureur de la famille, et s'empressa-t-elle de jeter son mari quand elle eut pu s'assurer de l'intention de l'assureur de la récupérer avec ses deux enfants et demi (elle était à l'époque enceinte de la troisième).
« Et elle ne fit pas les choses proprement, car pour s'assurer de l'élimination définitive du peintre de sa vie, elle inventa une histoire de violences conjugales – vraiment brodée de toutes pièces : car l'ami marchand d'art, qui connaissait bien l'artiste depuis toujours, pouvait certifier que malgré son rugueux caractère d'ours, il était incapable de faire du mal à qui que ce soit – d'autant que par ailleurs il était un affectif pur, très doux et aimant, et très proche à l'époque de ses jeunes enfants qui l'adoraient.
« Comme il n'y avait d'ailleurs aucune preuve matérielle et que tout reposait sur les déclarations de la mère (ainsi que de quelques témoins de complaisance), le peintre écopa d'une condamnation légère – qui suffit néanmoins à motiver à son encontre des mesures conservatoires, consistant en une interdiction d'approcher la mère et les enfants.
« Car il est bien connu que la justice prend pour argent comptant, dans ces affaires familiales, toutes les accusations des mères, et qu'elles sont prétexte à discriminer massivement les pères – j'en ai moi-même fait l'amère expérience, à titre personnel, malgré ma qualité d'officier ministériel, devant me contenter, à l'issue de mon divorce, du régime 26/4 (26 jours dans le mois chez la mère et 4 chez le père), tout en étant astreint à une pension faramineuse et à une indemnité compensatoire non moins exorbitante – mes amis avocats savent parfaitement de quoi je parle ici.
« Notre peintre bénéficiait tout de même (si j'ose dire) de visites médiatisées relativement espacées, mais au bout de quelques mois elles furent levées car les enfants manifestèrent expressément leur intention de ne plus voir leur père, arguant du profond malaise qu'il leur procurait à chacune de ces visites.
« Alors que quelques mois auparavant encore, il entretenait avec eux une relation quasi-fusionnelle : il était manifeste que les enfants étaient retournés mentalement, victimes d'un SAP (syndrome d'aliénation parentale).
« L'homme ne savait pas se défendre et se résigna finalement à cette situation, face à l'autisme de la justice qui refusait obstinément de tenir compte de ses nombreux courriers, dans lesquels il n'avait de cesse de dénoncer les manœuvres de la mère.
« Le pire, c'est que le premier semestre de visites médiatisées se passa si bien, que le point rencontre délivra un compte-rendu attestant que, non seulement cet homme était un père aimant et protecteur, mais encore que des deux parents il était le parent fiable.
« Mais là encore, la justice fit la sourde oreille et persista à laisser les enfants sous la responsabilité exclusive de la mère, retirant au père l'autorité parentale et tout droit de les approcher : ainsi va la justice familiale dans la République des Droits de l'Homme, avec pour règle d'or celle du "Tout, sauf le père !".
« Et pourtant l'autorité de la mère était notoirement défaillante, ce qui mena les enfants à plusieurs placements – leur enfance et leur adolescence étant rythmées par les mesures éducatives, les séjours en foyers et en familles d'accueil, et peuplées de travailleurs sociaux et de juges des enfants.
« Mais la mère les avait conditionnés mentalement à la haine du père, les convainquant qu'il était l'unique responsable de ce naufrage ; et cette haine ne les quitta plus de toute leur vie.
« Naturellement il sombra dans une profonde dépression, cessant de peindre pendant plusieurs années, et ne dut sa survie mentale et financière qu'à son fidèle ami marchand d'art, qui le portait littéralement à bout de bras.
« Et lorsqu'il se remit à produire, il se refusa formellement à vendre quelque œuvre que ce soit, affirmant que tout son travail d'artiste (qui représentait la moitié de sa vie) reviendrait à ses enfants (qui représentaient l'autre moitié) ; et cette idée que son art serait le lien dans le temps avec ses enfants le porta sa vie durant, et il n'eut de cesse de peindre pour eux – survivant de l'aide sociale et de la générosité de son ami marchand d'art.
« Il était d'ailleurs si jaloux de son art (qu'il considérait comme la propriété exclusive de ses enfants) que nul ne vit jamais la moindre de ses œuvres – qu'il recouvrait systématiquement ; même son ami marchand d'art, qui pourtant était la seule personne autorisée à pénétrer dans son atelier, n'aperçut pas le plus petit coin d'une toile.
« Les années passèrent ainsi ; il ne sut même pas qu'il devint grand père car, lorsqu'il essayait de retrouver la trace de ses enfants, il se heurtait à de telles difficultés qu'il était vite dissuadé de les rechercher : ainsi fut-il approché, un jour, par la femme de son fils, qui lui envoya une lettre de menaces si violente qu'il en fut à nouveau ébranlé pendant plusieurs mois, cessant une nouvelle fois de peindre ; d'autant qu'à cette missive succéda une enquête préliminaire de gendarmerie qui, sur dénonciation de la prétendue menace qu'il faisait peser sur son "ex" famille, donna lieu à plusieurs auditions sur fond de surveillance accrue et de suspicion.
« Puis, l'âge augmentant, sa santé déclina d'un coup et, fondamentalement abîmé par cette histoire, il déclara un cancer foudroyant des poumons – alors qu'il n'était même pas fumeur.
« C'est dans ce contexte que je le rencontrai, sollicité par notre ami commun le marchand d'art ; nous assistâmes tous deux, quelques jours plus tard, à ses obsèques – intégralement prises en charge par le marchand d'art – et nous y fûmes les seuls : cet homme partit ainsi dans la douleur et l'indifférence totale de sa famille.
« L'ironie de l'histoire, c'est que, pour honorer la mémoire de son ami, le marchand d'art commercialisa, quelques mois après son décès, ses presque 400 œuvres.
« Et le succès fut immédiatement au rendez-vous – car il s'avérait que l'homme était un pur génie : les collectionneurs du monde entier s'arrachèrent vite à prix d'or ses œuvres, qui générèrent en très peu de temps des bénéfices colossaux pour le marchand d'art – qui se vit ainsi récompensé d'avoir soutenu toute sa vie ce père malheureux.
« Je précise que le marchand d'art ne sut qu'il héritait qu'au moment d'hériter, après que les trois enfants eurent eux-mêmes refusé le legs : c'est dire que son soutien à son vieil ami fut toujours désintéressé, exclusivement motivé par l'amitié et la compassion.
« Et comme il était déjà un homme riche, et qu'il avait à cœur de consacrer et d'honorer l'amour paternel du vieux peintre, ainsi que ses dernières volontés, il prit la décision de reverser aux trois enfants 80 % des bénéfices des ventes des œuvres de leur père – ce qui devait leur assurer fortune et confort pour le reste de leur vie.
« Et cette fois, ils acceptèrent sans broncher... »
Le 22 septembre 2019