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بسم الله الرحمن الرحيم

Scène 3 - Le Fou De l'Aéroport

Il était une fois un homme qui rentrait de voyage, dans un aéroport du bout du monde.

Il avait à la fois voyagé pour ses affaires, qui étaient fructueuses, et pour le tourisme, profitant de ce déplacement exotique pour se balader et passer du bon temps.

Il s'agissait d'un homme heureux et comblé dans la vie : son commerce était florissant, ses enfants étaient beaux, sa femme était largement occupée avec tout l'argent qu'il lui lâchait et lui fichait la paix, et lui-même était plus que pris par ses maîtresses, ses amis, et le golf...

Maintenant il avait hâte de retrouver son petit univers : sa somptueuse propriété de 5 000 m² habitables et sa collection de supercars – et plus spécialement la petite dernière, une splendide Bugatti La Voiture Noire.

C'était donc avec fébrilité et impatience qu'il se présenta au contrôle des passeports, plein de morgue et d'autorité, sûr de son importance et de l'expédition de cette vulgaire formalité – d'autant qu'il passait au point de contrôle VIP, où il n'y avait pas de queue.

En toute logique, son pilote privé était déjà passé plusieurs heures auparavant pour préparer le vol et les formalités inhérentes, et l'attendait à bord de son jet pour décoller.

Il balança son passeport au fonctionnaire des douanes, sans même un regard pour ce dernier.

Et là, l'impensable se produisit : le préposé, après un examen rapide, repoussa vers lui le document avec un geste des deux mains qui signifiait : "Dégage !".

Alors l'homme, vexé, repoussa à son tour son passeport vers le douanier en fustigeant son incompétence, et en lui ordonnant de le tamponner : alors qu'on lui faisait toujours des courbettes, celui-ci n'avait pas l'air de savoir à qui il avait affaire.

Mais le douanier, en un geste d'agacement, renvoya le passeport vers son expéditeur, non sans proférer quelques paroles signifiant que le document ne valait rien – comme s'il s'agissait d'une vulgaire contrefaçon.

Alors notre homme vit rouge et déclencha un véritable scandale, hurlant et gesticulant, rappelant qui il était, quelles étaient ses relations qu'il ne manquerait pas de faire jouer.

Un attroupement se fit et un haut gradé se présenta : enfin on allait le prendre au sérieux, et le bon à rien qui le bloquait allait payer chèrement sa négligence et son insolence.

Mais le gradé, après un rapide coup d'œil au passeport, fit une moue d'agacement signifiant qu'on le dérangeait pour ça, et le balança carrément au visage de l'homme.

Ce dernier, stupéfait, resta figé sur place ; et quand une petite armée de fonctionnaires le refoula en dehors de la zone de contrôles, dans l'immense salle des pas perdus de l'aéroport, il ne se révolta même pas.

Le temps de reprendre ses esprits, il tenta de s'organiser : il prit son téléphone et entreprit de lancer quelques appels bien placés qui devaient le sortir de ce mauvais pas.

Mais là encore l'impensable se produisit : aucun des numéros, qui la veille répondaient normalement, n'était attribué – qu'il s'agisse de ceux de ses amis ministres et diplomates, ou de ses proches et familiers.

C'était surréaliste, ubuesque, kafkaïen...

Perplexe, il se posa sur un siège et passa de longues heures à réfléchir ; et quand la fatigue et la faim le gagnèrent, il se décida à bouger : d'abord manger quelque-chose, et prendre une chambre d'hôtel – car il commençait à se faire tard, et la nuit porte conseil.

Alors il se présenta à un distributeur de billets, mais sa carte fut immédiatement avalée – et cette fois il commença à ressentir de la terreur : lui qui avait l'habitude que tout lui obéisse au doigt et à l'œil, il était paniqué ; alors, fébrilement, il introduisit toutes ses cartes de crédit, mais toutes connurent le même sort.

Il fouilla donc le fond de ses poches et, lui le milliardaire qui habituellement ne savait que faire de sa fortune, n'y trouva paradoxalement que quelques pièces de monnaie, qu'il rassembla à grand peine afin de s'acheter un vulgaire sandwich.

Comme il s'agissait d'un grand aéroport qui tournait 24/24, il trouva un banc à l'écart sur lequel il s'allongea, sombrant rapidement dans un sommeil angoissé mais profond.

Le lendemain, il essaya encore quelques démarches, fébrilement, mais aucune n'aboutit : aucun des numéros enregistrés dans son téléphone, qui constituaient sa vie et son univers, ne semblait plus exister, chaque appel lui retournant un message selon lequel le numéro n'était pas attribué ; c'était comme si toute son existence s'était évaporée, depuis son aspect professionnel et économique, jusqu'à sa dimension privée et familiale : hier homme puissant et respecté, il n'était aujourd'hui plus rien, dans la mesure où il n'était plus rattaché à rien de ce monde et où tous ses liens avec cette existence terrestre s'étaient évaporés.

Il essaya bien d'approcher les autorités aéroportuaires (la police, la douane...) pour expliquer sa situation, mais personne ne le prenait au sérieux, et chaque fois qu'il présentait un document officiel, passeport ou pièce d'identité, on le lui renvoyait à la face comme s'il s'agissait d'une grossière contrefaçon, et en tout cas d'une mauvaise plaisanterie.

En outre, ses bagages ayant été enregistrés avant son passage au contrôle des passeports, il n'avait plus d'autre effet personnel que ce qu'il portait sur lui ; son téléphone tomba vite en panne de batterie, et comme ses cartes de crédit avaient été avalées, il n'avait plus aucun moyen de paiement ; en ville, il essaya l'ambassade de son pays qu'il gagna péniblement à pied, mais on le refoula tout aussi rudement qu'à l'aéroport : c'était incompréhensible, son identité même n'était pas reconnue et ne semblait plus exister ; il était devenu une espèce de fantôme coupé du monde, sans nom, sans famille, sans pays...

Alors il retourna à l'aéroport, cet endroit de passage où les gens ne vivent pas mais transitent, et commença à y mener une vie de marginal, ne vivant que d'aumônes et d'expédients, et sombrant rapidement dans un état de clochardisation avancé.

Cette situation dura de longues années, et à l'aéroport on l'appelait le fou, car il racontait à qui voulait l'entendre qu'il était un homme riche et puissant, qu'il n'avait rien à faire ici dans cette posture délicate, qu'il avait des voitures de luxe et plusieurs milliers d'hommes sous son autorité – invoquant le complot qui seul pouvait expliquer ce mauvais pas : c'était évident, on voulait le bloquer ici pour s'accaparer sa fortune et le spolier.

Un jour, comme il était assis sur son banc fétiche, ruminant sa déchéance avec un profond sentiment d'injustice qui ne le quittait pas, un homme vint s'asseoir auprès de lui sans qu'il y prît vraiment garde.

Pourtant, cet homme ne le lâchait pas du regard, l'observant attentivement du coin de l'œil ; au bout d'un moment, il l'interpella : "Je sais qui vous êtes Mr X (utilisant le nom sous lequel il était connu et respecté dans son ancienne vie) : votre identité, votre histoire, votre fortune me sont parfaitement connues. Mais tout cela est bien terminé, car ALLAH ﷻ a fini par prendre ombrage de votre arrogance d'homme arrivé, et a décidé d'effacer tout votre passé comme s'il n'avait jamais existé, vous renvoyant devant LUI à votre dénuement originel d'homme faible. Et Il veut désormais que vous mettiez votre talent à Son Seul Service."

L'autre reçut tout ça comme un choc et ne trouva rien à répondre ; il fixa de longues minutes, dans un état de sidération, cet inconnu venu de nulle part, et qui non seulement venait de lui confirmer qu'il n'était pas fou, mais encore venait de lui donner abruptement l'explication de tout cela, aussi surréaliste qu'elle puisse paraître : "Mais... qui êtes-vous ? finit-il par bafouiller à l'adresse de l'homme.
– Je suis un messager, chargé de vous informer et de vous préparer à votre nouvelle vie : ALLAH ﷻ vous veut pour LUI, pour prêcher et rappeler Sa Présence aux hommes et femmes qui transitent ici ; et cet aéroport sera désormais votre demeure, et votre chaire ; vous allez devenir un grand Shaykh, un sage respecté, et des milliers de gens viendront du monde entier dans cet aéroport pour y chercher votre soutien spirituel ; maintenant que vous voilà purifié de tout ce qui faisait votre orgueil – fortune, famille, bien matériels – il n'y a plus de place dans votre cœur que pour LUI, et vous êtes prêt à recevoir la science que je vais vous donner en Son Nom – si toutefois vous êtes d'accord. Dans le cas contraire je retournerai d'où je viens et vous ne me verrez plus jamais. Il se peut même qu'Il vous restitue votre passé et votre fortune – mais vous serez alors promis à l'enfer et à la déchéance dans l'au-delà. Vous avez 24 heures pour réfléchir, je reviendrai au terme de ce délai."

Sur ce, il disparut comme il était arrivé – dans la foule ou ailleurs.

Le lendemain, quand il se présenta à nouveau sur le banc, l'homme avait les yeux emplis de larmes : "Vraiment, Il me veut vous dites ?
– Oui, Il vous veut.
– C'est que, voyez-vous, toute ma vie je L'ai désiré ; toute ma vie j'ai attendu un signe de Sa Part ; mais comme rien ne venait, j'ai déchargé ma frustration dans les affaires, tâchant de combler Son manque par le succès, et la richesse, et les enfants, et les bien matériels ; j'ai voulu LUI montrer que je pouvais réussir sans LUI, atteindre à la richesse, et obtenir tout ce que je voulais. Mais au fond de moi restait ce vide énorme, ce manque de Sa Présence...
– Nous savons tout cela ; et s'Il n'avait pas lu ce manque dans votre cœur, Il vous aurait abandonné à votre fortune, et à votre succès matériel, pour mieux vous faire chuter après. Mais votre désir de LUI a fait écho, et Il y a répondu par un désir encore plus grand.
– Alors qu'Il me prenne, je suis tout à LUI, je suis Son serviteur...
– Très bien, nous n'en attendions pas moins de votre part ; nous allons commencer votre éducation, et votre initiation à Ses Secrets – vous donnant la science nécessaire à l'accomplissement de votre mission sur cette terre. Sachez simplement que vous retrouverez votre famille dans l'au-delà..."

L'homme tomba prosterné, passant de longues minutes à inonder le sol de larmes ; quand il se releva, le mystérieux messager avait disparu – mais il revint dès le lendemain, et le surlendemain, et tous les autres jours pendant plusieurs mois, dispensant à son disciple un savoir occulte qui fit de lui un Badal parmi les Abdal.

Officiellement, il demeura le fou de l'aéroport ; mais dans la hiérarchie des saints musulmans, il était devenu un maître de haut rang, qui dispensait son enseignement et sa Lumière à des voyageurs choisis – soit que ces derniers fussent guidés vers lui à leur insu, soit qu'ils vinssent délibérément chercher sa science, envoyés par leur Shaykh ou portés par la rumeur qui parlait d'un saint étrange accomplissant des prodiges dans un aéroport international.

La même rumeur qui voulait, comme une légende, qu'il reçut directement son enseignement de Sayyidina Al-Khidr - qui de fait aurait été le mystérieux messager du banc.

Mais ça, Seul ALLAH ﷻ le sait.

Le 14 juillet 2020

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