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بسم الله الرحمن الرحيم

Scène 1 - L'Homme Du Banc

En ce temps-là j'étais une jeune fille tout ce qu'il y a de plus normal, une ado de 17 ans décomplexée et joyeuse, insouciante et pleine de vie.

J'habitais avec ma mère et mon beau père dans un quartier pavillonnaire assez tranquille, et tous les soirs je rentrais à pieds du lycée avec ma meilleure amie, qui me laissait 500 mètres avant ma propre maison.

Ces 500 mètres consistaient principalement en une allée, bordée d'un côté d'une rivière, et de l'autre de maisons particulières cachées à la vue par de hautes haies.

Côté maisons s'étirait un simple trottoir.

Côté rivière, la rive assez large offrait un chemin de terre, serpentant entre une allée d'arbres et le talus qui plongeait vers le cours d'eau ; tous les 100 mètres, un banc double permettait une pause au badaud désireux d'écouter le bruissement mêlé de l'eau et des arbres.

Il y avait assez peu de passage, hormis les riverains qui sortaient leurs chiens, et quelques gamins l'été qui jouaient au ballon ou faisaient du vélo.

L'hiver, l'endroit était assez sinistre, éclairé seulement par de rares lampadaires très espacés ; et les faits que je relate ici se sont passés en hiver.

Un soir, alors qu'il faisait nuit et brumeux, je remarquai un homme assis sur un des bancs, côté route ; ce type m'intrigua car, en dépit du fait que tout le monde s'asseyait généralement côté rivière, et que sa présence à cet endroit, à ce moment, était insolite, il avait l'air bizarre d'un gars dont la conscience n'est pas très nette.

Quand je passai à sa hauteur, bien que sa tête ne bougeât pas, je pus deviner son regard posé sur moi, qui me suivait avec insistance.

Je l'oubliai assez vite, mais le lendemain matin, je le revis devant le lycée, qui me regardait avec insistance : sa mise était correcte mais ses vêtements usés et passés de mode laissaient deviner une condition sociale plutôt modeste ; ses traits étaient fatigués, son visage émacié, et sous son son vieux pardessus râpé semblait se cacher un corps décharné ; impossible de déterminer son âge, mais il pouvait avoir une quarantaine ou une cinquantaine d'années ; son regard, qui me fixait, était particulièrement vif et brillant, et me fit frissonner.

Je ne cessai de penser à cette apparition, toute la journée, et ne pus me concentrer sur mon travail, car j'avais la très nette impression que ce type louche en avait après moi.

Le soir, prétextant un coup de fatigue, j'appelai mon beau père et lui demandai de venir me chercher en voiture ; et lorsque nous passâmes dans l'allée, mon sang se glaça quand je vis le bonhomme assis sur le même banc que la veille, dans la brume.

Le lendemain, comme il se trouvait de nouveau devant le lycée, je me convainquis que ce type me suivait et qu'il pouvait représenter une menace : il pouvait s'agir d'un pervers, d'un détraqué, d'un tueur en série genre Fourniret.

Alors j'en parlai à mes potes de lycée, dont quelques solides rugbymen, et nous décidâmes d'agir.

Le soir, je pris normalement le chemin de la maison ; je vis de loin la silhouette posée sur son banc et m'avançai tranquillement à sa rencontre ; comme j'arrivai à sa hauteur, l'homme se leva vers moi et m'interpella : "Mademoiselle... ?"

Mais à peine se fut-il levé que, sortis de l'ombre, une demi-douzaine de gaillards l'attrapèrent et, le plaquant au sol, entreprirent de le dérouiller à coups de pieds ; m'approchant de la mêlée, je lui décochai un coup dans les côtes et, lui crachant au visage, lui lançai, pleine de haine : "Espèce de malade, vieux pervers, ça t'apprendra à harceler une gamine !"

Nous le laissâmes sanglant et inerte, son corps à moitié sur la route, à moitié sur l'herbe de la rive ; un peu plus loin, nous croisâmes un vieux voisin qui promenait son chien, et qui sans le savoir allait à la rencontre du type.

Quelques mois se passèrent sans que je revisse mon harceleur : manifestement, il avait compris la leçon ; mais un soir, comme je croisai le vieux voisin, je fus étonnée de l'entendre m'interpeller car, à part des échanges de politesses, nous ne nous adressions jamais la parole.

"Sais-tu qui est le type que toi et tes copains avez laissé pour mort l'hiver dernier ?" me demanda-t-il froidement. Comme je commençai à protester, pleine de mauvaise foi, il ne m'en laissa pas le temps et reprit tout net : "C'est ton père."

C'était comme si la foudre venait de me tomber dessus : mon père, je ne l'avais pas vu depuis au moins dix ans...

Comme la plupart des jeunes de mon âge, mes parents avaient divorcé quand j'étais toute petite, et mon père avait peu à peu disparu de ma vie, s'effaçant doucement de ma mémoire jusqu'à ne plus devenir qu'un lointain et brumeux souvenir.

Certes il m'était arrivé de penser à lui les premières années, et de poser des questions à ma mère, mais elle les éludait rapidement, d'un geste de la main, en me brossant un tel portrait de cet homme que je finis par le détester malgré moi.

Malgré moi, car au fond de mon cœur demeurait un vide, un manque, et la vague intuition que cette noire vérité qu'on m'imposait n'était pas celle que mes vagues souvenirs tentaient désespérément de faire remonter à la surface.

Pour le coup, tout ce passé enfoui émergea brutalement, et des images que je croyais dissipées à jamais revinrent nettement à mon esprit :

Mon père me racontant une histoire avant de dormir, me bordant et m'embrassant, passant de longues minutes à me réconforter quand je faisais des cauchemars, accompagnant avec vigilance mes premiers tours de roue en vélo comme s'il manipulait de la dynamite, me prenant en photo à mon anniversaire, me brossant maladroitement les cheveux...

D'un coup je ressentais la chaleur de sa paume contre la mienne, à la fois ferme et douce, solide et chaude, protectrice et aimante...

D'un coup je ressentais sa barbe naissante sur mes joues, et l'odeur de sa peau ; et sa voix grave et rassurante résonnait dans ma pauvre tête sur le point d'exploser.

Alors tout l'amour que je ressentais pour lui et qui était enfoui, refoulé au plus profond de mon être, refit brutalement surface ; toute la douloureuse vacance, laissée par ce père aimant qui m'avait tant manqué, envahit de nouveau mon cœur sur le point de flancher.

Comme je levai mes yeux pleins de larmes vers le voisin, il assena comme pour m'achever : "Il est mort. Il était très malade et le traitement que tes acolytes lui ont infligé n'a pas arrangé son état. C'est moi qui l'ai ramassé ce soir-là ; je l'ai reconnu, l'ai emmené à l'hôpital, et l'ai accompagné jusqu'à la fin. Il n'a pas voulu porter plainte, et ne voulait surtout pas que je te parle de lui : je crois qu'il avait honte – honte de sa maladie, de son état, de sa faiblesse... Il aurait voulu que tu sois fière de lui..."

Baissant les yeux, le regard perdu dans ses souvenirs, il fit une pause et reprit : "Ton père était un brave type, courageux, travailleur, serviable. Quand ta mère a demandé le divorce, il a été sali, diabolisé, calomnié, de telle sorte qu'il ne puisse plus t'approcher. Il en a beaucoup souffert, il a perdu son travail, a connu la galère... Je l'avais perdu de vue, jusqu'à ce triste soir. Il était revenu pour toi : comme tu approchais de la majorité il espérait pouvoir renouer le lien mais ne savait pas trop comment s'y prendre.”

Sur ces paroles, il reprit son chemin avec son chien en laisse, me laissant prostrée, à genoux, à quelques mètres à peine de l'endroit où, quelques mois plus tôt, j'avais laissé mon père agonisant.

Mon père qui m'avait tant aimée en souffrant toutes ces années d'absence, pendant que je l'oubliais dans l'égoïsme de mon adolescence.

Mon père que j'avais quasiment tué.

Mon père que je ne reverrais plus jamais...

Le 19 décembre 2018

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