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بسم الله الرحمن الرحيم

 

À mon père.

LIVRE 1

 

Selon Louis

Les textes ajoutés au fur et à mesure de la rédaction apparaissent en jaune.

Aussi loin qu’il m’en souvienne, ma vie a commencé avec une odeur et une voix. Cette odeur, c’était celle du sein de ma mère. Cette voix, c’était celle de mon père. L’une aussi puissante que l’autre, l’autre aussi entêtante que l’une puisqu’aujourd’hui encore leur souvenir me reste intact. Et pourtant mes parents sont morts, le sein de ma mère s’est dissous dans la terre et la voix de mon père s’est dissipée dans le vent. Mais plus que leur réalité demeure leur souvenir, plus réel qu’eux mêmes ne le furent lorsque ma mémoire s’en empara il y a de cela plusieurs dizaines d’années. Plus durable aussi.

 

Ce souvenir reste attaché au bruit du vent dans les arbres et à la douceur de l’herbe entre mes doigts. Nous habitions alors une petite maison en Normandie dont le jardin était bordé d’une haie d’arbres, de peupliers me semble-t-il, dont le balancement paresseux et souverain me rassurait comme une présence inaltérable, invariable repère que je n’ai eu de cesse de rechercher autour de moi tout au long de ma vie. Car c’est de là qu’est née ma dévotion pour les arbres.

           

Je passais dans ce petit jardin enclos d’un simple grillage, sous le regard bienveillant et vaguement inquiet de mes parents, avant même que je ne susse marcher, de longues heures assis dans l’herbe à détacher minutieusement, l’un après autre, les brins de ce gazon ras et odorant. Je fixais chacun d’entre eux avec une fascination muette jusqu’à ce que ma mère ne décidât de me soulever et de me rentrer à l’intérieur de la petite maison.

           

La voix de mon père, qui résonne encore aujourd’hui dans ma tête comme bat mon cœur dans ma poitrine, était, à son image, forte et claire, vraie, mais emplie d’une imperceptible retenue. Là était le mystère de cet homme qui recelait dans sa voix, comme le gardien d’un secret trop lourd à porter, une vérité dont peut-être lui-même n’arrivait pas à dessiner les contours. Ou n’était-ce que la simple conscience de cette vérité, mais dénuée de parole, qui faisait cette voix à la fois si vibrante et muette ? A la fois si pleine et si sourde ?

           

Le sein de ma mère, lui, plein et rond, gorgé d’un lait âcre et sucré, a laissé dans mes narines l’odeur vraie et palpable de la femme, qu’elle soit mère ou amante. Et cette odeur de femelle est restée indissolublement liée, dans mon esprit, aux sensations de soif et de désaltération, de désir et d’assouvissement. Mais je n’ai jamais su, lorsque j’étreignais une femme et respirais avidement son sein, laquelle de cette sensation je recherchais le plus. Ou n’était-ce pas tout simplement (après tout) ce seul véritable lien qui eût réellement existé entre ma mère et moi – ce lien charnel dénué de toute concession – que je recherchais sans répit à travers les femmes de ma vie ? Toujours est-il que, quelle que fût la femme, c’était toujours l’odeur du sein de ma mère qui envahissait mes narines.

           

Nous ne restâmes pas longtemps dans cette maison de Normandie, lieu de peu d’images où naquirent cependant les sensations fondatrices de mon existence ; car Papa fut muté en Provence où il devait intégrer son premier poste d’instituteur, et nous prîmes la route, un beau matin d’été, précédant le camion de déménagement qui emmenait le maigre mobilier de la famille ; et je crois bien que déjà Maman attendait mon petit frère, mon double, mon autre moi, mon reflet ; mais je n’en suis pas si sûr : il se peut que mon désir de partager avec lui ce départ m’induise en erreur.

 

***

 

Je vécus donc mes premières années dans le petit village de P…, en Provence, perdu dans les collines et la garrigue, où Papa avait été nommé à son premier poste d’instituteur ; ce petit village de quelques âmes, à la Pagnol, s’articulait autour de la place centrale où se disputaient d’interminables parties de boules, elle-même gravitant autour de l’inévitable fontaine de laquelle s’écoulait, été comme hiver, un mince filet d’eau d’une incroyable fraîcheur. De part et d’autre de la place, l’église et le bistrot, qui semblaient se défier à distance, drainaient chacune leur lot de paroissiens plus ou moins catholiques. Je me souviens que l’ombre du clocher, chaque soir, s’étendait progressivement vers le lieu de perdition, le désignant d’abord de sa pointe accusatrice, puis le couvrant intégralement jusqu’à ce que la nuit finisse de l’engloutir. Alors ses lumières que filtrait le rideau tiré se conjuguaient aux cris et rires étouffés des pécheurs comme pour défier la vénérable dame de pierre, figée dans sa dignité.

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